The Wet Feet Series

Invitée par le groupe de recherche Pensées archipéliques, Bouchra Khalili effectue en 2012 une résidence à Miami où elle a réalisé une série photographique THE WET FEET SERIES sur les rives de la Miami River, exposée en septembre 2012 à la Galerie Polaris, Paris.

« Il y a toujours dans le groupe en marche (en fuite ?) un jeune homme à l’esprit délétère qui porte, en plus du poids du ciel affalé sur le désert, une peine supplémentaire – dans les couloirs de sa tête des milliers de battements d’ailes, des pâturages sans limites, des filles aux lèvres fruitières. Il connaît déjà la mer, la vastitude de l’eau dansante et l’écartèlement des rivages. Une solitude l’enveloppe, lui tisse une aura d’étrangeté, l’exclut de la caravane. C’est pourtant à lui de trouver l’eau, la parole qui revigore, c’est à lui de révéler le territoire, de l’inventer au besoin. C’est à lui de relater l’errance, de déjouer les pièges de l’aphasie, de tendre l’oreille aux chuchotements, de nommer les terres traversées ».

Les œuvres de Bouchra Khalili (Straight Stories et Mapping Journey) sont concentrées sur le déplacement géographique et mental lié à l’immigration. Participant d’une redéfinition de la spatialité et de la géographie contemporaine, d’une interpellation du nationalisme, qui n’est pas sans évoquer la dissémination de H.K. Bhabha, les communautés imaginées de B. Anderson et les réflexions sur les conséquences de la migration sur l’individu (voire de l’exil d’E. Saïd), ses vidéos procèdent également d’un nomadisme territorial et plastique qui perturbe les limites entre cinéma et arts plastiques, fiction et documentaire, essai et expérimentation. « J’ai travaillé à Naples, à Marseille, à Istanbul, à Ramallah, à Tarifa, à Tanger, à New York. Ces lieux n’ont rien à voir entre eux mais ils forment l’archipel de mon travail ». (...) « Ce qui m’intéresse c’est de penser l’art avec le cinéma, avec des questions qui concernent, entre autres, le rapport au documentaire, donc le rapport au monde et à ses réalités, mais aussi la question de la représentation à partir d’éléments littéralement extraits du réel mais qui recèlent aussi une part de fiction, car cela à avoir avec la question du récit, de la parole, mais aussi de l’articulation de tous ces éléments hétérogènes. Autrement dit avec le rapport entre la captation, au sens documentaire du terme, et un travail beaucoup plus conceptuel ».

Ce travail défend l’idée que les enjeux spatiaux sont devenus un angle privilégié pour interroger les réalités contemporaines. Il explore des pensées géographiques. Celles-ci se sont déployées dans les pratiques artistiques contemporaines, comme en témoigne la prolifération de pratiques cartographiques et diagrammatiques, des notions d’espace, de frontière ou de territoire. Cette propagation de concepts géographiques dans le champ de l’art est vraisemblablement liée à une résurgence de la réflexion sur l’espace dans les sciences sociales (bien au-delà de la géographie) et dans la pensée critique. Pour nombre de théoriciens et de philosophes politiques contemporains (Edward Soja, Fredric Jameson, David Harvey), l’espace domine le temps. Dans le but d’appréhender les phénomènes sociaux, la théorie critique fait donc appel, avec une insistance nouvelle, aux spatialités.

Bouchra Khalili s’apparente également à l’artiste en ethnographe (travail de terrain, réalisation d’entretiens…), mais la confrontation entre les éléments qu’elle prélève du réel (récit de migrants et de leurs déplacements, images des lieux investis) et son usage de l’image et du montage génèrent un degré d’abstraction. Ses propositions participent de ces nouvelles formes narratives, de ces « autres façons de raconter ». Elles visent à déconstruire les figures du migrant et de l’étranger tel qu’elles sont communément véhiculées par les médias et dans l’imaginaire occidental. Les représentations sont, là aussi, pensées comme relations sociales (tant dans la situation d’entretien, que dans la construction de l’individu exprimée lors de sa prise de parole). Ces préoccupations sont notamment induites par le parcours personnel de l’artiste qui possède cette « double conscience » provoquée, entre autres, par son appartenance à un pays (le Maroc) dont l’un des traits est d’avoir été placé sous protectorat français de 1912-1956 et par sa situation d’immigrée.

Straight Stories et Mapping Journeys sont fondés sur le retrait de l’artiste motivé par une réflexion éthique et politique. Pour B. Khalili, il est essentiel de laisser advenir « l’autre » dans l’espace de la représentation. Ceci se réalise au moyen d’un dispositif. Un dispositif est un procédé de préhension du réel et de sa mise en récit. Il se substitue à la mise en scène. Cette substitution de la mise en scène par le dispositif n’est pas sans faire écho au remplacement de l’art par la technique énoncé par Walter Benjamin. En effet, la notion de dispositif relève d’une stratégie d’effacement de l’auteur. Il s’agit, en cherchant à montrer des fragments de réalité, de rompre avec une forme d’autorité et avec la narration entendue comme construction préalable dans laquelle on tente d’enserrer le réel. Autrement dit, à l’inverse des préconisations de la pensée postcoloniale qui vise à énoncer la position et la situation de l’auteur, dans ses propositions B. Khalili laisse un flottement sur ses intentions (d’où parle-t-elle ?), une ouverture mais aussi une ambiguïté qui trouve une forme de résolution dans la somme de son travail.

Ces caractéristiques ont pour conséquence de rendre indécidable l’identification de l’œuvre en terme de tradition et de genre. Elle procède d’un entrelacement (documentaire, fiction), lequel est depuis longtemps déjà, tant du point de vue pratique que théorique, de plus en plus flou et parfois impossible à établir.

Loin de tout formalisme, ces œuvres expérimentent en effet les ressources d’une fiction comprise comme prolongement du réel, comme projection mentale. Ces films sont expérimentaux dans le sens où ils n’obéissent à aucune forme déjà établie et interpellent la forme narrative. Ces structures narratives expérimentales sont relayées par les installations par lesquelles elles sont présentées. Les projections simultanées sur plusieurs écrans, les jeux d’échelle suscitent une expérience active. L’œuvre de Bouchra Khalili est politique dans le sens où elle suscite une expérience de nature critique, un espace de problématisation, d’incertitude et de contradiction. Emmanuelle Chérel